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 La fin de la guerre
 

   La fin de la guerre approchait. On entendait des tirs à Brandebourg, au bord de la Havel et dans d’autres villes. Sur la route de Berlin, il y avait beaucoup de ponts traversant des canaux. Les Allemands minaient ces ponts pour que les Russes ne passent pas. L’Armée polonaise de l’est était avec eux, mais il s’agissait principalement de l’armée russe. Les Allemands pensaient que s’ils faisaient sauter les ponts, les Russes ne passeraient pas. Rien de tout cela ! Ils traversaient sur des pontons, ils arrivaient partout à pied !

Quelques jours avant l’arrivée des Russes, le chef pour lequel je travaillais dans l’atelier de charbon m’a pris à part et m’a prié, en cas de bombardement, d’emmener ses trois chevaux dans la forêt. Comme il me donnait toujours plus à manger, j’ai promis de l’aider. Dans le bâtiment de cinq étages dans lequel il habitait, il y avait environ cinq appartements proches dans lesquels vivaient des veuves. Dans la nuit, pendant un bombardement, nous avons aidé ces veuves à descendre leurs malles et emmener les enfants à la cave. J’avais beaucoup de travail, mais quand il y avait de quoi manger, on était content. Le propriétaire m’a préparé une couchette pour dormir dans le grenier. Quand les bombardements ont commencé, le dernier jour d’avril, j’ai décidé de monter tout en haut pour voir ce qui se passait en ville. Comme nous habitions en périphérie, j’ai dû monter tout en haut et regarder par la fenêtre du toit. J’ai jeté un œil, et ça grouillait d’uniformes russes ! J’ai couru en bas, et c’est là que l’obus a touché le toit où je me trouvais l’instant d’avant. Il était tout arraché. Si le propriétaire avait vu ça, il m’aurait fusillé. C’était aussi un SS. Mais personne n’a rien vu. Les Russes sont venus. Il devait être six heures parce qu’il faisait un peu sombre dehors. Il y en avait des milliers, ils ont rempli toutes les rues ! Ils portaient des mitrailleuses, des Maxims. Ils ont ramenés deux Katiouchas, parce que dans les deux usines environnantes, l’usine Opel et l’usine à munitions, les Allemands se défendaient. Près des usines, il y avait un aéroport d’où venaient aussi des tirs lourds.

Le lendemain, c’était le premier mai. Dès le matin, les Russes cherchaient de la vodka partout, pour fêter le premier mai. En marchant dans la ville, ils m’ont reconnu tout de suite. Un Russe m’a attrapé par la main pour vérifier si j’avais une montre. J’avais reçu un jour une montre d’un Allemand, en échange de cigarettes, mais c’était une montre de piètre qualité. Ils ont commencé à se demander si elle fonctionnait. Puis ils ont voulu faire un échange avec moi. « Mais deux pour un », ont-ils indiqué.

L’un d’eux a relevé sa manche, et son poignet et ses poches à munitions étaient pleins de montres ! Il me les a montrées : des montres pour femme, pour homme, il y en avait pour tous les goûts. J’ai choisi une montre pour homme, une belle montre de gousset, argentée, et une autre pour femme. Il les a regardées et a déclaré que ce n’était que de la ferraille allemande parce qu’aucune ne fonctionnait. Il ne savait pas qu’il fallait les remonter ! Je lui ai montré comment il fallait faire, il a regardé, il a écouté et s’est réjoui. Quand celui-ci est parti, un autre Russe est venu et a commencé à me demander s’il n’y avait pas des femmes, par ici. J’ai répondu qu’il y avait une, madame Tabaksowa, mais qu’elle avait déjà 70 ans. Il a tiqué. C’est alors que j’ai compris ce qui se passait. Quand je suis descendu, la propriétaire m’a dit qu’ils avaient aussi essayé de la violer. Une femme de septante ans !

Les Russes étaient partout. Ils avaient fini par trouver de la vodka parce que les Allemands avaient encore beaucoup de magasins. Ils entraient dans toutes les caves, ils sentaient et prenaient des cognacs français de toute sorte. Une Allemande leur a préparé une table, leur a donné de la bière dans des verres, leur a coupé du pain. J’en ai reçu moi aussi. Elle coupait le pain avec une machine spéciale. Quand un des Russes a vu ça, il a tout de suite pris la machine, mais il a mal tenu le pain et a failli perdre un doigt. Quel chahut cela n’a pas causé ! Une machine allemande avait mordu un soldat russe ! Il n’y avait pas d’infirmier, donc son copain a arraché un morceau de sa chemise et lui a bandé sa plaie. J’ai tenu trois jours avec eux, puis j’en ai eu assez.

Entre temps, j’avais rencontré deux garçons de Łódź qui travaillaient pour un boucher. Ils volaient un peu de charcuterie pour moi. J’ai décidé de prendre la route vers la Pologne avec leurs deux familles. Nous avons pris un des chevaux de mon chef et nous sommes partis. Quand nous avons quitté Brandebourg, on nous a arrêté dans une sorte de rafle. Il y avait plein d’Ukrainiens, de Polonais, de Russes, de Biélorusses et de Lituaniens. Il n’y avait personne pour organiser tout cela, pour nous stopper et nous dire : « ce sera bientôt ton tour ». Nous avons seulement entendu dire que nous devions rentrer à la maison, que la Pologne était libre. Mais nous avons passé notre chemin et nous avons roulé toute la journée avant d’arriver devant une ferme. Nous y avons nourri le cheval, et nous sommes nourri nous aussi. Nous devions aussi rouler toute la journée suivante parce qu’il y avait 100 km de Brandebourg à Berlin. Nous venions de finir de déjeuner quand soudain, six chars recouverts de SS ont surgi de la forêt. Ils fonçaient droit sur nous ! Nous avions assez bêtement accroché le drapeau blanc et rouge à notre charrette. Quand ils ont vu ça, ils se ont immédiatement arrêtés. Ils devaient connaître ce drapeau blanc et rouge, puisque c’étaient des SS. Ils s’étaient arrêtés net et ne savaient pas quoi faire.

En Allemagne, tant qu’un ordre n’était pas tombé, personne ne savait ce qu’il devait faire. On disait qu’une grange pouvait bien brûler, si on n’avait pas reçu l’ordre d’éteindre l’incendie, on n’avait pas le droit de le faire. Avant qu’ils n’aient eu le temps de retrouver leurs esprits, j’ai lancé : « Les gars ! Descendez et courez ! » Nous avons laissé les chevaux et avons couru dans un champ où poussaient des pommes de terre. Les Allemands ont commencé à tirer, mais nous avons eu le temps d’atteindre le champ et de nous cacher dans les sillons. Dieu merci, personne n’a été blessé. Un ordre a dû alors tomber parce que les chars ont pris la direction de Berlin, l’un derrière l’autre. Mais jamais dans ma vie je n’ai vu de chars aussi recouverts de soldats. Ils se tenaient les uns les autres par la main, par la jambe, par la tête.

C’est aussi ce jour-ci que nous avons trouvé un petit manoir dans lequel nous nous sommes arrêtés pour nous reposer, et nourrir et donner à boire aux chevaux. Le troisième jour, nous sommes arrivés à Berlin. Nous avons marché dans la ville pendant une heure, mais nous avancions lentement parce que les rues étaient encombrées de cadavres d’hommes et de chevaux. Il y avait beaucoup de gens qui fuyaient, des Volksdeutsche aussi, qui vivaient dans nos fermes. On voyait des chevaux, des vaches, des poules partout. Les Allemands emportaient ce qu’ils pouvaient. Les armées se sont retrouvées à Berlin, d’un côté l’armée russe, de l’autres l’américaine. Et dans les rues, des cadavres gisaient les uns sur les autres. On n’avait même plus faim. Nous avons dormi dans une villa qui avait appartenu à un docteur. Une partie n’avait pas été détruite par les bombardements et nous nous y sommes installés. Moi, je dormais dans un fauteuil. Dès le matin, nous avons essayé de traverser Berlin. Nous avons fait peut-être deux kilomètres, mais nous ne pouvions passer nulle part ni à pied ni en charrette. On avançait comme on pouvait. Nous avons vu des Allemands qui découpaient des morceaux de viande des chevaux et des vaches qui gisaient dans la rue et se les partageaient entre eux. Mais ils étaient très disciplinés. Ils avaient formé une file de cent mètres et personne n’essayait de dépasser les autres.

Nous avons finalement réussi à sortir de Berlin et à nous diriger vers Francfort. Il n’y avait aucun moyen de locomotion. Les Russes passait de temps à autre en camion, mais comme les rues étaient encombrées, on avançait principalement à pied. Quand nous sommes arrivés à Francfort, il s’est avéré que le pont principal était miné, mais il y avait des pontons et des camions permettant aux piétons de passer. Ce n’est qu’une fois avoir traversé l’Oder que nous sommes tombés sur des trains : vers Varsovie, vers Łódź. C’était un peu plus ordonné de ce côté-là parce que l’armée polonaise était plus présente. Nous sommes montés dans un train en direction de Łódź. Nous avons roulé trois jours parce que l’armée avait la priorité, et quand passait un train russe, il fallait attendre trois à cinq heures. Je suis arrivé à Łódź le 15 ou le 16 mai. J’y ai passé la nuit et le lendemain j’ai réussi à rentrer à la maison, à Łęczyca.