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 De retour en Allemagne
 

   Il y avait encore de l’armement, on s’en sortait. Quand il n’y avait rien à manger, on allait chez les fermiers. Ils aidaient volontiers les membres de l’Armée de l’Intérieur, mais ils avaient terriblement peur parce que si le Bureau de la Sécurité avait été mis au courant, il les aurait immédiatement emmenés et basta. Ils nous donnaient toujours ou du pain, ou du beurre, ou du lard, et des veaux, des cochons. Nous étions seuls dans les bois. Ce n’était pas toujours facile. Nous faisions seulement attention à toujours avoir un peu d’argent. Nous sommes arrivé à l’Oder. J’avais traversé ici à pied en 1945, je connaissais un peu le terrain. Nous avons décidé d’essayer de traverser l’Oder à la nage, mais pas tous en même temps, par petits groupes de trois, quatre.

Le soir, à dix ou onze heures, quatre d’entre nous sont entrés dans l’eau, et là, projecteurs et mitrailleuses. Ce sont les Russes qui surveillaient la rivière, ils ont abattu les garçons. On ne savait pas quoi faire. Mais toutes les heures ou toutes les deux heures, des trains partaient de là parce qu’à l’époque les Russes dépouillaient massivement l’Allemagne. Des trains vides partaient de la Pologne vers Berlin. Là, ils chargeaient tout ce qu’ils pouvaient : que ce soit une vieille machine, ou un vélo, et direction la Russie. Après trois jours passés à attendre, nous avons décidé d’essayer de traverser l’Oder en train. Cela s’est même pas trop mal passé. Je suis d’abord allé observer la situation pendant que les garçons sont restés dans le ravin. Le train arrivait au dernier point d’arrêt, et les Russes y allaient avec des lanternes, ils illuminaient tout, sous les trains aussi, et ce n’est que quand ils arrivaient à la fin du train qu’ils donnaient le signal et que le machiniste pouvait repartir. On s’est dit que c’est justement à ce moment-là, quand ces salauds seraient passés, qu’on foncerait sur le train et qu’on s’allongerait deux par deux sur les ressorts sous les wagons.

Nous avons réussi. Ce train s’est arrêté une seule fois, pendant cinq ou dix minutes peut-être, puis il a repris sa route et il est arrivé à Berlin. C’était déjà quelque chose. Et où devions-nous aller ensuite, de Berlin ? Ici il y avait les Américains, là les Russes, on avait peur de ce qui allait se passer. Moi, je portais encore mes bottes et mon pantalon vert. Nous nous sommes changés pour nous habiller en civil.

Nous ne pouvions pas attendre plus longtemps. Ce qu’on avait à manger avait déjà été mangé. Nous avons pris la direction de Brandebourg en se disant que l’on devait aller vers l’ouest, parce que nous n’allions tout de même pas aller à l’est. À Brandebourg, j’avais encore des connaissances, des Allemands, je me disais qu’ils pourraient peut-être nous aider ? On s’est éloigné de Berlin de quelques kilomètres quand on a croisé un train. Nous sommes montés dedans, le train est parti et nous a avancé d’une cinquantaine de kilomètres. Lorsqu’il s’est arrêté, nous avons sauté dans les buissons et avons atteint Brandebourg par des chemins de traverse. Brandebourg était plein de Ruscofs ! Mon ancien chef a fondu en larmes quand il m’a vu. Il a couru chez lui et m’a apporté deux miches de pain. Quatre d’entre nous sont restés près du portail. Mais ces fous ont allumé des cigarettes et ont commencé à parler en polonais, alors que ça grouillait de Ruscofs ! Ils ont tout de suite compris que nous étions polonais ! On n’a pas idée de parler polonais au milieu de Ruscofs ! Ils nous ont arrêtés, tous les six, et mis dans le tram. La rue Adolf menait à la gare, et devant la gare, il y avait deux casernes, leur commandement général. Je connaissais Brandebourg comme ma poche, j’y avais vécu cinq ans. Nous avons attendu qu’un deuxième tramway passe et nous avons pris nos jambes à notre cou ! Nous sommes deux à avoir réussi à nous échapper, mais les quatre autres ont dû être déportés par les Ruscofs, parce que je suis retourné en Pologne tant de fois par la suite et je n’ai jamais réussi à les retrouver. Nous avons pris une autre direction, vers l’Elbe. C’était la frontière germano-russe. Les Russes étaient déjà arrivés, mais plus loin se trouvaient aussi les Américains, en fait la zone anglaise. Peu nous importait, alors. On avait une arme de poing avec nous, on ne pouvait rien laisser, de peur que cela ne nous soit utile plus tard. Nous sommes arrivés chez un fermier, un type est sorti et s’est approché de nous. Accent étranger. Il s’avérait qu’il était de Hambourg. Il était officier sur un navire de guerre dans la marine allemande. Il a été fait prisonnier à Gdańsk. Il s’était enfui de Gdańsk tout comme nous. Je lui ai expliqué que nous étions de Pologne, que nous avions une arme. Il a reconnu que cela nous serait utile, il est allé voir le fermier, lui a parlé et il est revenu. Il nous a dit que dans la nuit, des barques traversaient l’Elbe, que l’on devait guetter la relève de la garde et sauter dans une de ces barques à ce moment-là.

Les Ruscofs sont malins ! Ils avaient creusé, avant l’Elbe, parce que c’est une assez grande rivière, un fossé de trois mètres de large et cinq de profondeur. Avec au moins trois mètres d’eau dedans. Impossible de sauter par-dessus. Nager ? Comment ? Notre Allemand est allé voir le fermier, et lui avait une échelle. Une de cinq mètres. Le soir, nous nous sommes cachés près du fossé. La patrouille russe marchait à une cinquantaine de mètres. Tout d’un coup nous avons vu une barque, elle approchait de notre rive. Les Russes venaient juste de s’éloigner. Nous avons jeté l’échelle à travers le fossé. Sur la barque, des Boches. Notre Allemand leur a parlé et c’est comme ça que nous sommes arrivés sur l’autre rive, aux alentours de Fulda. Nous sommes entrés dans la grange de la première ferme que l’on croisait, il y avait de la paille. Comme nous avons bien dormi sur cette paille ! Le matin le fermier est venu nous voir, notre Allemand lui a dit d’appeler la police. Avant que la police n’arrive, cet Allemand nous a donné du pain et du lait. La police nous a emmenés au poste de police général. Ils ne savaient pas quoi faire de nous. Notre Allemand voulait tout de suite rentrer chez lui, à Hambourg.

Et il s’avérait que non loin de là, je ne sais à combien de kilomètres, se trouvait la division blindée du général Maczek. On nous y a emmenés. Nous nous sommes présentés. Le lieutenant de liaison m’a interrogé pendant trois jours. Tantôt il me croyait, tantôt il ne me croyait pas. Il pensait que nous étions peut-être des espions. Nous avons fini par nous entendre, mais ils ne savaient pas vraiment quoi faire de nous. Un garçon voulait aller en Belgique, il avait de la famille à Charleroi, un frère ou une sœur… Et moi, ils m’ont fait signer une déclaration et c’est comme ça que je me suis enrôlé dans la division blindée. J’ai reçu un uniforme, tout. Ces gars de la blindée, du front, c’était tous des gros tas, comme on dit. Des cous larges comme ça ! Eux, ils auraient combattu ? C’était tous les jours les femmes, la fête et la débauche. Et pour moi, la sentinelle ! 24 heures de libres, 24 heures de sentinelle. Ils m’ont donné un Sten et je devais surveiller tout ça toute la nuit. C’était difficile à supporter.

Un jour une jeep américaine est arrivée. Je me suis approché, il y avait deux Polonais à l’intérieur. Je ne savais pas s’ils étaient sergents ou lieutenants. J’ai discuté avec eux et j’ai appris qu’il y avait un camp de transit à Käfertal pour les déserteurs qui veulent entrer dans l’armée américaine. Si tout va bien, ils entrent dans l’armée, sinon, ils sont envoyés dans un camp pour civils. Et je les ai suivi.

Il n’y avait plus de frontière entre les zones françaises ou anglaises. Nous sommes arrivés à Käterfal. Il faisait nuit. J’ai dormi sur un lit libre et le lendemain, je suis passé devant une commission. Nous avons discuté près de deux heures. Une déclaration, et direction le magasin pour l’uniforme. J’ai suivi une formation militaire de trois mois. Ensuite, ils nous ont envoyés sur différents postes. J’ai été affecté à Weiterdingen, à l’aéroport. C’était un aéroport post-militaire où atterrissaient des Américains en provenance d’Amérique, les femmes des officiers supérieurs. Deux avions par jour atterrissaient, généralement. Un jour les Allemands nous ont attaqués, nous les avons abattu à six, personne n’a été blessé de chez nous. Nous étions fort à l’époque. Chacun avait une mitrailleuse, un pistolet et deux chargeurs. J’y suis resté quelques mois. Je surveillais les avions sur le tarmac. Parce qu’une fois entré chez eux, c’était whiskey, chocolat et cigarettes à profusion ! Nous en avions jusqu’à plus soif. Mais quelque temps après les Américains ont déplacé ce poste près de Heidelberg parce qu’à Heidelberg se trouvaient les plus grands entrepôts américains : des armes, des munitions, du matériel militaire en général. De la nourriture, des conserves, des cigarettes, du chocolat… J’y suis allé plusieurs fois. Nous recevions 15 paquets de cigarettes et 15 paquets de chocolat pour 14 jours ! Si je me souviens bien, en tant que sergent, je recevais 25 dollars par mois et 250 marks allemands, mais nous recevions quand même tout le nécessaire à côté. Un litre de bière coûtait un cent, alors on allait dans les cantines. Nous avions des seaux qui avaient servi pour les fruits. 10 litres de bière, 10 cents. Ça, c’est ce qu’on appelle la vie ! C’est seulement là que j’ai commencé à vivre. Et c’est de là que, bon sang, on nous a déplacés à Heilbronn. Il y avait un camp de transit pour tous les Allemands de l’ouest, à Heilbronn. Ils les ont tous emmenés là-bas et les ont interrogés : ils attrapaient les SS, et ceux qui n’étaient pas coupables pouvaient rentrer chez eux. Il arrivait qu’il y ait un million d’Allemands. Le camp avait des postes de garde, on ne pouvait pas s’en échapper. Il y avait trois fils barbelés, et nous étions postés dans les tours. Deux par tour. Chacun de nous avait une mitrailleuse, une mitraillette et une arme de poing. Entre les tours, deux d’entre nous faisait des rondes. Je suis resté là-bas jusqu’en 1947. Ensuite on nous a renvoyés à Kätertal, dans le camp de transit, autrement dit d’entraînement. On nous entraînait à la garde d’honneur. Et quand Eisenhower est venu, j’étais de faction. Des entraînements américains, disons. Ils ne savaient pas quoi faire de nous.

En juillet, la rumeur a commencé à courir que l’on pouvait émigrer. Qu’ils allaient dissoudre une partie de ces compagnies. Nous pouvait partir, vers, au choix : la Belgique, la France, l’Angleterre. Nous pouvions rester en Allemagne. Ou encore l’outre-Atlantique. Et moi, lorsque j’étais à l’hôpital (c’était un hôpital militaire américain), j’avais fait la connaissance d’un lieutenant. De mère polonaise et de père américain. Il était fils unique. Il disait qu’il ne savait pas si son père avait 300 ou 500 vaches et me demandait de partir avec lui, parce que sa mère aurait été contente qu’il lui ramène un Polonais. Mais finalement je me suis dit que non. C’était trop loin.